FACE-À-FACE À YAZUAC
Bien qu’ils eussent profité de la tempête pour remplir leurs gourdes, ils n’avaient plus une goutte d’eau à boire le lendemain matin.
— J’espère qu’on ne s’est pas trompés de direction, marmonna Eragon en rebouchant sa gourde vide. Si nous n’atteignons pas Yazuac aujourd’hui, nous serons en mauvaise posture.
Brom ne paraissait pas inquiet.
— J’ai déjà emprunté cette route par le passé, dit-il. Nous verrons Yazuac avant le crépuscule.
Eragon eut un rire dubitatif :
— Alors, vous avez certainement des indices dont je ne dispose pas ! Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous, quand le paysage qui nous entoure est le même à perte de vue ?
— Parce que je ne m’oriente pas en fonction du paysage. Ce sont les étoiles et le soleil qui m’indiquent la voie. Eux, ils ne mentent jamais. Allez, il est temps de repartir ! Nous n’avons aucune raison de nous faire du souci : Yazuac n’est plus si loin…
Brom avait raison.
Saphira fut la première à repérer le village ; les cavaliers, eux, durent patienter jusqu’à la mi-journée pour distinguer les contours de Yazuac qui se découpaient à l’horizon et qu’on apercevait uniquement grâce à l’absence totale de relief.
En avançant, les voyageurs avisèrent une ligne sombre qui bordait les maisons sur la droite et sur la gauche, avant de disparaître derrière elles.
— Le Ninor, commenta Brom en désignant les deux bras du fleuve.
Eragon arrêta Cadoc et déclara :
— Il vaut mieux que Saphira se cache le temps que nous serons à Yazuac, non ?
Brom acquiesça, se frotta le menton et scruta les environs :
— Tu vois le coude que forme le fleuve, là-bas ? Dis à ta dragonne de nous y attendre. C’est assez loin de Yazuac pour que personne ne la trouve ; et c’est assez près pour qu’elle ne se sente pas trop à l’écart. Nous allons nous ravitailler, puis nous la rejoindrons.
« Je n’aime pas cela, protesta Saphira quand Eragon lui eut exposé leur plan. J’en ai assez de me cacher tout le temps, comme une criminelle ! »
« Tu sais ce qu’il adviendrait si quelqu’un te découvrait… »
La dragonne grommela avant d’obtempérer et de s’envoler haut dans le ciel.
Eragon et Brom pressèrent le pas. Bientôt, ils pourraient se nourrir et se désaltérer à leur guise ; cette perspective les stimulait.
Quand ils approchèrent des premières maisons, ils virent de la fumée qui s’élevait au-dessus des toits. Pourtant, les rues étaient désertes. Un silence inquiétant planait sur le village. Sans même s’être consultés, tous deux s’immobilisèrent.
— Pas âme qui vive, et pas un chien qui aboie, fit observer Eragon.
— Non.
— Ça ne veut rien dire.
— … Non.
— Quelqu’un aurait dû nous voir arriver !
— Oui.
— Alors, pourquoi personne n’est-il venu à notre rencontre ?
— Les gens ont peut-être peur, supposa Brom.
— Peut-être.
Eragon se tut pour écouter le silence.
— Et si c’était un piège ? fit-il. Si les Ra’zacs comptaient nous surprendre ici ?
— Nous avons besoin de provisions et d’eau, rappela Brom.
— Il y a le Ninor.
— Pour l’eau. Pas pour le reste.
— C’est vrai.
Eragon regarda autour de lui :
— Donc, on y va ?
Brom secoua les rênes :
— Oui, mais sans nous jeter dans la gueule du loup. Nous sommes à l’entrée principale de Yazuac. Si on nous a tendu une embuscade, elle aura lieu ici. Personne ne s’attend à nous voir arriver par un autre côté.
— Alors, on fait le tour ? demanda le garçon.
Le conteur approuva d’un signe de tête. Il tira son épée, posant la lame à nu en travers de sa selle. Eragon banda son arc et encocha une flèche.
Ils contournèrent le village au petit trot et y entrèrent prudemment. Les rues étaient bel et bien désertes. Seul un renard détala devant les intrus. Les fenêtres des maisons n’étaient pas éclairées. De nombreuses vitres étaient fendues ; la plupart des portes pendaient sur leurs gonds.
Les chevaux roulaient nerveusement des yeux. Eragon sentit que sa paume le démangeait ; cependant, il résista à l’envie de se gratter.
Quand ils arrivèrent au centre du village, les mains du garçon se crispèrent sur son arc et son visage pâlit.
— Juste ciel ! murmura-t-il.
À quelques pas d’eux s’élevait un amoncellement de cadavres aux vêtements gorgés de sang. Den corps tordus, des visages figés dans un rictus de douleur. Autour des morts, le sol était rouge sombre.
Des hommes défigurés gisaient sur les corps de femmes qu’ils avaient en vain tâché de protéger. Des mères sans vie serraient des enfants dans leurs bras. Des amoureux qui avaient tenté de se servir réciproquement de bouclier demeuraient enlacés en une dernière étreinte. Jeunes ou vieux, personne n’avait été épargné. Tous étaient criblés de flèches noires. Et le pire, c’était cette lance acérée qui dépassait du charnier, plantée dans le corps d’un nourrisson.
Des larmes brouillèrent la vue d’Eragon. Il essaya de détourner son regard, mais les visages des défunts retenaient son attention. Il n’arrivait pas à se détacher de leurs yeux grands ouverts. Comment la vie avait-elle pu abandonner tant d’êtres humains aussi brutalement ? Quel sens avait donc l’existence si elle devait s’achever ainsi ? Le désespoir s’abattit sur Eragon.
À cet instant, un corbeau fendit le ciel comme une ombre noire et vint se percher sur la lance. Il pencha la tête et fixa avec avidité le cadavre du nouveau-né.
— Oh, non ! grinça Eragon entre ses dents. N’y compte pas…
Il banda son arc et relâcha la corde d’un coup sec. L’oiseau s’effondra dans une nuée de plumes, une flèche fichée dans le poitrail.
Le garçon encocha une autre flèche, mais la nausée le secoua, et il dut se pencher sur le côté pour vomir. Brom lui donna une tape dans le dos et demanda avec douceur :
— Tu veux m’attendra à l’extérieur du village ?
— Non…, répondit Eragon en s’essuyant la bouche. Je reste.
Il évita de reposer les yeux sur le charnier.
— Qui… qui a…, bégaya-t-il.
Il ne parvint pas à achever sa question. Brom baissa la tête.
— Ceux qui aiment faire souffrir, répondit-il. Ceux qui aiment torturer. Ils ont bien des visages, ils prennent bien des apparences, mais ils n’ont qu’un seul nom : le mal. Le mal absolu dépasse notre entendement. Nous ne pouvons que pleurer ses victimes et les honorer.
Le conteur mit pied à terre et examina attentivement le sol piétiné.
— Les Ra’zacs sont venus ici, déclara-t-il. Mais ce ne sont pas eux qui ont fait ça. C’est du travail d’Urgals. Cette lance est de leur fabrication. Ils sont venus en horde. Ils étaient peut-être une centaine. C’est bizarre. À ma connaissance, ils ne se sont pas réunis souv…
Soudain, il s’interrompit et s’agenouilla pour regarder de plus près une empreinte. Il poussa un juron et sauta brusquement en selle.
— Filons ! s’écria-t-il. Il y a encore des Urgals dans les parages !
Feu-de-Neige bondit en avant. Eragon talonna Cadoc, qui s’élança sur les traces de l’étalon. Ils longèrent les maisons au galop. Ils étaient presque sortis du village lorsque, de nouveau, la paume d’Eragon le démangea. Le garçon perçut un mouvement furtif sur sa droite. L’instant d’après, un formidable coup de poing le désarçonnait.
Eragon fit un vol plané et s’écrasa contre un mur. Guidé par l’instinct, le souffle coupé, à moitié assommé, il s’accrocha à son arc d’une main, se tint le côté de l’autre et se redressa en titubant.
En face de lui se dressait un Urgal, qui dardait sur lui un regard mauvais.
Le monstre était grand, robuste et large comme une armoire. Il avait une peau grisâtre et des yeux jaunes, porcins. Des muscles impressionnants roulaient sous la peau de ses bras et de son poitrail, qu’un plastron de cuirasse ne couvrait qu’en partie. Une paire de cornes dépassait de son casque en fer. L’Urgal portait un bouclier rond, attaché à l’avant-bras. Dans sa main puissante vibrait une épée courte et dangereuse.
Derrière l’Urgal, Eragon aperçut Brom, qui faisait pivoter Feu-de-Neige pour voler à son secours… et se retrouver aussitôt bloqué par un autre Urgal, armé, lui, d’une hache.
— Cours, Eragon, cours ! cria le vieil homme.
Et il attaqua son ennemi.
L’Urgal qui faisait face au garçon rugit et projeta avec force son épée sur lui. Eragon esquiva en sautant de côté avec un cri d’effroi. Il vira et courut d’où il venait, c’est-à-dire vers le centre de Yazuac, le cœur battant à grands coups.
L’Urgal se lança à sa poursuite, ses lourdes bottes résonnant sur les pavés. Eragon appela Saphira à la rescousse, puis il accéléra. En dépit de ses efforts, le monstre gagnait du terrain. Ses énormes crocs écartés, il paraissait mugir en silence.
Quand l’Urgal l’eut presque rattrapé, le garçon s’arrêta banda son arc, visa et tira. Mais il s’y était pris trop tard. La créature avait dévié le tir en tapant sur le bras d’Eragon ; et la flèche se planta dans le bouclier rond.
Avant que le garçon eût pu décocher une autre flèche, le monstre se rua vers lui. Les combattants roulèrent au sol. Profitant d’un moment d’inattention de l’Urgal, Eragon réussit à se faufiler entre ses jambes. Il courut rejoindre Brom, qui, juché sur Feu-de-Neige, luttait vaillamment contre son adversaire.
« Où sont passés les autres Urgals ? se demandait Eragon. Ces deux-là sont-ils les seuls à s’être attardés à Yazuac ? »
Un claquement retentit. Feu-de-Neige hennit et renâcla : Brom s’était affalé sur son encolure, le bras droit en sang. L’Urgal poussa un cri de triomphe et leva sa hache pour donner le coup de grâce.
Eragon ne réfléchit pas. Il chargea en hurlant. Surpris, le monstre fit face au nouveau venu, balançant son arme. Le garçon s’accroupit, évita la lame fatale, s’accrocha aux poignets de l’Urgal. Il y planta ses ongles, les lacéra jusqu’au sang. Un rictus de fureur tordit le visage du monstre. Il abattit son arme et rata sa cible : Eragon s’était jeté au sol.
Le garçon se releva d’un bond et dévala la rue. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : attirer les deux Urgals loin je Brom.
Il se faufila dans un passage étroit entre deux rangées de maisons. Constatant qu’il s’agissait d’un cul-de-sac, il fit marche arrière, mais les Urgals avaient déjà bloqué l’issue.
À présent, ils s’avançaient sans se presser, invectivant leur future victime de leurs voix râpeuses. Eragon avait beau tourner la tête d’un côté et de l’autre, il n’y avait pas d’échappatoire. Il était pris au piège.
Des images fusèrent dans son esprit. Il pensa aux villageois morts. À leurs corps entassés. Au bébé qui ne grandirait jamais. Tandis qu’il visualisait en un éclair ces destins fauchés trop tôt, Eragon sentit une force féroce, brûlante, qui irradiait dans tout son corps.
C’était plus qu’un désir de justice. C’était une révolte qui émanait du plus profond de son être. Une révolte contre la mort, contre le fait qu’il allait cesser d’exister.
La force impérieuse grandit en lui. Il eut soudain l’impression d’être sur le point d’éclater, tant il était gorgé de cette puissance contenue.
Alors, il se tint droit, grand, devant ses ennemis, toute peur disparue. Il leva son arc d’un geste souple. Les monstres ricanèrent, brandissant leurs boucliers. Eragon encocha sa flèche et visa, comme il avait visé des milliers d’autres cibles.
Une énergie formidable avait envahi le tireur. Une énergie cuisante, presque insupportable. Une énergie qu’il devait évacuer au plus vite. Un mot lui vint spontanément aux lèvres.
— Brisingr ! tonna-t-il en décochant sa flèche.
Le trait siffla dans l’air, déchira l’espace d’un éclair de lumière bleue, et frappa en plein front l’Urgal à la hache. Une explosion retentit ; une onde de choc, bleue elle aussi, jaillit de la tête du monstre, tuant sur le coup le deuxième. Puis elle reflua vers Eragon. Il n’eut pas le temps de l’éviter, mais elle passa à travers lui sans lui taire aucun mal et s’éteignit contre une maison.
Eragon haletait. La marque sur sa paume attira son regard. La gedwëy ignasia brillait tel du métal chauffé à blanc. Puis sous ses yeux éberlués, elle reprit son apparence habituelle.
Il serra le poing. D’un coup, il se sentait bizarre et faible, comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Ses genoux plièrent, et il tomba le long d’un mur.